jeudi 29 juin 2023

Le parfum

 

Le Parfum, initialement sous-titré Histoire d'un meurtrier (en allemand : Das Parfum, die Geschichte eines Mörders) est un roman de l'écrivain allemand Patrick Süskind, paru en 1985. Dès sa publication, il a connu un très grand succès et a aussitôt été traduit dans de nombreuses langues. En vingt ans, le livre a été traduit en quarante-huit langues et vendu à vingt millions d'exemplaires. Le livre a été traduit de l'allemand au français par Bernard Lortholary. Il fut adapté au cinéma par Tom Tykwer en 2006.

L'action se situe au XVIIIe siècle à Paris, puis en Auvergne, à Montpellier, à Grasse et enfin à nouveau à Paris

Jean-Baptiste Grenouille : personnage principal de l'histoire, il est doté d'une forte ambivalence, héros / anti-héros. Possédant un odorat extraordinaire, et ne possédant lui-même aucune odeur, sa vie entière sera menée dans la violence et l'incertitude, avec pour but la création du parfum parfait. Néanmoins, une fois son œuvre accomplie, sa vie n'aura plus aucun sens pour lui, et il ira de lui-même à sa mort. Il est dépourvu de tout sentiment du bien et du mal. Il est habité par une âme limpide, vide de toute émotion. Il ne vit que par l'odeur, les phéromones et les arômes. Sans cette dimension, il ne serait rien. Il n'a aucune odeur qui lui est propre, ce qui effraie les gens qui le rencontrent et le côtoient tout au long du roman. Cette absence olfactive lui permet de passer totalement inaperçu auprès des gens. Par la suite, cette absence d'odeur, dont il ne se rend compte lui-même que très tardivement, sera compensée par la création de parfums créés à partir d'odeurs humaines plus qu'attrayantes, qui lui permettront d'être remarqué par les autres. Il a également un odorat extrêmement développé qui lui permet de reconnaître les odeurs les plus imperceptibles et ainsi décortiquer chaque odeur en segments d'arômes. Dès le moment où Grenouille voit le jour, il perçoit et découvre le monde avec son nez, ce qui représente sa seule source de jouissance. Il a aussi une excellente mémoire olfactive : il est capable de se souvenir de toutes les odeurs qu'il a senties. De plus, il peut assembler mentalement des odeurs pour ensuite créer des parfums.

Les centres d'intérêt, portée

Les centres d'intérêt sont multiples et touchent principalement, le contexte du roman, son environnement, la France du XVIIIe siècle.

  • L'hygiène, la saleté : ce roman montre la France pré-révolutionnaire. Les personnes sont souvent décrites comme très sales, et possédant une odeur nauséabonde. Les odeurs des personnages sont souvent décrites de manière précise, et elles sont souvent composées d'odeurs de sueur, d'odeurs relatives à leur travail, ou environnement, ainsi qu'à l'odeur de leurs organes sexuels. Tout cela de manière précise, ce qui peut parfois donner une impression de dégoût au lecteur.
  • La société du XVIIIe siècle : elle apparaît comme une société violente, dès la première page, lorsque Grenouille naît, et que sa mère tente de le tuer. Quelques lignes après, celle-ci est exécutée. La mort poursuivra, par la suite, presque tous les personnages importants de l'histoire, et se terminera par la mort de Grenouille. De plus la société paraît relativement pauvre, mais néanmoins, les gens n'ont pas l'air de s'en plaindre. Les stéréotypes des pensées et croyances de l'époque (la religiosité populaire, mais aussi la philosophie des Lumières en vogue chez l'élite intellectuelle) sont aussi décrits.
  • Les odeurs et les parfums : ce sont les thèmes récurrents de l'histoire. Ils sont omniprésents page après page, ils sont volontairement en surabondance. Ils créent des paysages olfactifs: des ambiances de puanteur, d'odeurs corporelles ou des parfums frais de fleurs. Les odeurs de fleurs, de plantes, d'animaux ou d'arômes sautent au nez du lecteur, ce qui fait de ce roman un petit voyage olfactif qui fait travailler un sens normalement en sommeil dans les romans.
  • Grenouille, un tueur en série : ressort moins original que les précédents, car plus exploité par la littérature contemporaine. Jean-Baptiste Grenouille est emporté par sa passion pour les parfums. Il recherche le parfum absolu, celui qui grise tout le monde, hommes et femmes. C'est le parfum corporel naturel qui émane des jeunes filles de 15 ans quand elles deviennent femmes, mais très important, elles doivent être vierges, sans quoi leur parfum serait gâché. Il devient un criminel : il tue 25 jeunes femmes (en tout, 26 avec la jeune fille rousse de la rue des Marais) dans la région de Grasse, pour extraire de leur corps ce parfum absolu, qui est la recherche de toute sa vie de parfumeur.
Le romancier s'est beaucoup inspiré de l'essai de l'historien Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille (1982). Il se serait aussi inspiré du parfumeur Jean Marie Farina, obsessionnel des senteurs comme Jean-Baptiste Grenouille.

 Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Parfum

 Adaptation au cinéma

 


Notes de lecture 

p.5 : Il s'appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d'autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte etc., et aujourd'hui tombé dans l'oubli, ce n'est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d'orgueil, moins ennemi de l'humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres mais c'est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l'histoire : au royaume évanescent des odeurs.  

p.12 : C'est absolument impossible qu'un nourrisson soit possédé par le diable. Un nourrisson n'est pas un être humain, cela n'en est que l'ébauche et son âme n'est pas encore formée. Par conséquent, il ne présente pas d'intérêt pour le diable.

p.20-21 : Exploration olfactive du bébé Grenouille qui s'éveille 
C'est alors que l'enfant s'éveilla. Son réveil débuta par le nez. Son petit bout de nez bougea, se retroussa et renifla. Ce nez aspirait l'air et le rejetait en courtes bouffées qui ressemblaient à des éternuements inachevés. Puis le nez se plissa, et l'enfant ouvrit les yeux. Ces yeux étaient d'une couleur mal définie, à mi-chemin entre un gris d'huître et un blanc crémeux et opalin, et ils semblaient voilés d'une sorte de taie vitreuse, comme si manifestement ils n'étaient pas encore aptes à voir. Terrier eut l'impression que ces yeux ne le percevaient pas du tout. Il en allait tout autrement du nez. Tandis que les yeux sans éclat de l'enfant louchaient dans le vague, le nez paraissait fixer un but précis, et Terrier eut le sentiment très étrange que ce but, c'était lui, sa personne, Terrier lui-même. Les minuscules ailes de ces narines, au milieu du visage de l'enfant, se dilataient comme une fleur qui éclot. Ou plutôt comme les corolles de ces petites plantes carnivores qu'on voyait dans le jardin botanique du roi. Et comme de ces plantes, il en émanait une aspiration inquiétante. Il semblait à Terrier que l'enfant le regardait avec ses narines, l'examinait sans complaisance, plus implacablement qu'on ne saurait le faire avec les yeux, qu'il engloutissait avec son nez quelque chose qui émanait de Terrier sans que celui-ci ne pût le retenir ni le dissimuler... Cet enfant sans odeur passait impudemment en revue ses odeurs à lui. Terrier, c'était bien cela ! Il le flairait des pieds à la tête ! Et Terrier tout d'un coup se trouva puant, puant la sueur et le vinaigre, la choucroute et les vêtements sales. Il eut le sentiment d'être nu et laid, livré aux regards de quelqu'un qui le fixait sans rien livrer de soi-même. Cette exploration olfactive paraissait même traverser sa peau et le pénétrer en profondeur.

p.30 : La langue courante n'aurait bientôt plus suffi pour désigner toutes les choses qu'il avait collectionnées en lui-même comme autant de notions olfactives 
Bientôt, il ne se contenta plus de sentir le bois seulement, il sentit les essences de bois, érable, chêne, pin, orme, poirirer, il sentit le bois vieux, jeune, moisi, pourrissant, moussu, il sentit même telle bûche, tel copeau, tel grain de sciurre - les les distinguait à l'odeur mieux que d'autres gens n'eussent put le faire à l'oeil. Il en allait de même avec d'autres choses. Que ce breuvage blanc administré chaque matin par Mme Gaillard à ses pensionnaires fût uniformément désigné comme du lait, alors que selon Grenouille il avait chaque matin une autre odeur et un autre goût suivant sa température, la vache dont il provenait, ce que celle-ci avait mangé, la quantité de crème qu'on y avait laissée, etc. ; que al fumée, qu'une composition olfactive comme la fumée du feu, faite de cent éléments qui à chaque seconde se recombinaient pour constituer un nouveau tout, n'eût justement que celui de "fumée" ... ; que la terre, le paysage, l'air, qui à chaque pas et à chaque bouffée qu'on aspirait s'emplissait d'autres odeurs et étaient animés d'identités différentes, ne pussent prétendument se désigner que par ces trois vocables patauds ... toutes ces grotesques disproportions entre la richesse du monde perçu par l'odorat et la pauvreté du langage amenaient le garçon à douter que le langage lui-même eût un sens ; et il ne s'accommodait de son emploi que lorsque le commerce d'autrui l'exigeait absolument.
 
p.31 : Plus encore, il était capable, par la seule imagination, de les combiner entre elles de façons nouvelles si bien qu'il créait en lui des odeurs qui n'existaient pas du tout dans le monde réel.

p.38 : On ne le traitait plus comme un quelconque animal mais comme un animal domestique utile.

p.51 : Le plus grand parfumeur de tous les temps 
A dater de ce jour [...], il lui semblait savoir enfin qui il était vraiment : en l'occurrence, rien de moins qu'un génie ; et que sa vie avait un sens et un but et une fin et une mission transcendante ; celle, en l'occurrence, de révolutionner l'univers des odeurs, pas moins ; et qu'il était le seul au monde à disposer de tous les moyens que cela exigeait : à savoir son nez extraordinairement subtil, sa mémoire phénoménale et, plus important que tout, le parfum pénétrant de cette jeune fille de la rue de Marais, qui contenait comme une formule magique tout ce qui fait une belle et grande odeur, tout ce qui fait un parfum : délicatesse, puissance, durée, diversité, et une beauté irrésistible, effrayante. Il avait trouvé la boussole de sa vie à venir. Et comme tous les scélérats de génie à qui un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme, Grenouille ne dévia plus de l'axe qu'il croyait avoir trouvé à son destin. Il comprenait maintenant clairement pourquoi il s'était cramponné à  la vie avec autant d'obstination et d'acharnement : il fallait qu'il soit un créateur de parfums. Et pas n'importe lequel. Le plus grand créateur de parfums.
 
p.53 : Les parfums et les cosmétiques les plus exquis
Baldini  en avait des milliers. Son assortiment allait des essences absolues, huiles florales, teintures, extraits, décoctions, baumes, résines et autres drogues sous forme sèche, liquide ou cireuse, en passant par toutes sortes de pommades, pâtes, poudres, savons, crèmes, sachets, bandolines, brillantines, fixatifs pour moustaches, gouttes contre les verrues et petits emplâtres de beauté, jusqu'aux eaux de bain, aux lotions, aux sels volatils et aux vinaigres de toilette, et enfin à un nombre infini de parfums proprement dits. Pourtant Baldini ne s'en tenait pas à ces produits de cosmétique classique. Son ambition était de réunir dans sa boutique tout ce qui sentait d'une façon ou d'une autre, ou bien avait quelque rapport avec l'odorat. C'est ainsi qu'on trouvait chez lui tout ce qu'on pouvait faire se consumer lentement, bougies, plaquettes et rubans odorants, mais aussi la collection complète des épices, des grains d'anis à l'écorce de cannelle, des sirops, des liqueurs et des eaux-de-vie de fruits, des vins de Chypre, de Malaga et de Corinthe, des miels, des cafés, des thés, des fruits secs et confits, des figues, des bonbons, des chocolats, des marrons glacés, et même des câpres, des cornichons et des oignons au vinaigre, et du thon mariné. Et puis aussi de la cire à cacheter odorante, des papiers à lettres parfumés, de l'encre d'amour à l'huile de rose, des écritoires en maroquin, des porte-plume en bois de santal blanc, des petites boîtes et des coffrets en bois de cèdre, des pots-pourris et des coupes de cuivre jaune, des coupelles et des flacons de cristal avec des bouchons taillés dans l'ambre, des gants parfumés, des mouchoirs, des coussinets de couture bourrés de fleurs de muscadier, et des tentures imprégnées de musc, à parfumer des chambres pendant plus de cent ans. 
 
p.62 : Pendant des millénaires, les hommes s'étaient contentés d'encens et de myrrhe de quelques baumes et huiles, et d'aromates séchés. Et même quand ils eurent appris à distiller dans des cornues et des alambics, à se servir de la vapeur d'eau pour arracher aux plantes, aux fleurs et aux bois leur principe odorant sous forme d'huiles éthériques, à extraire ce principe avec des pressoirs de chêne à partir des graines et des noyaux et des écorces de fruits, ou bien à soustraire aux pétales des fleurs avec des graisses soigneusement filtrées, le nombre des parfums était encore demeuré modeste.
 
p.63 : Une découverte faite voilà tantôt deux cents ans par le génial Mauritius Frangipani (un Italien du reste !) qui avait constaté que les principes des parfums sont solubles dans l'esprit-de-vin. En mélangeant à l'alcool ses poudres odorantes et en transférant ainsi leur parfum à un liquide évanescent, il avait affranchi le parfum de la matière, il avait spiritualisé le parfum, il avait inventé l'odeur pure, bref, il avait créé ce qu'on appelle le parfum. Quel exploit ! Quel événement historique ! Comparable en vérité seulement aux grandes conquêtes du genre humain, comme l'invention de l'écriture par les Assyriens, la géométrie euclidienne, les idées de Platon, et la transformation du raisin en vin par les Grecs. Un acte acte véritablement prométhéen !
 
p.70 : Description du parfum "Amor et Psyché"
Baldini se moucha soigneusement et baissa un peu la jalousie de la fenêtre car la lumière directe du soleil était dommageable pour tout élément odoriférant et à toute concentration olfactive un peu raffinée. Du tiroir de son bureau, il tira un mouchoir frais, en dentelle blanche, et le déploya. Puis il retira le bouchon du flacon, en le tournant légèrement. Ce faisant, il rejeta la tête en arrière et pinça les narines, car pour rien au monde il ne voulait se faire une idée prématurée en sentant directement le flacon. Le parfum se sentait à l'état épanoui, aérien, jamais à l'état concentré. Il en fit tomber quelques gouttes sur le mouchoir, qu'il agita en l'air pour faire partir l'alcool et qu'il porta ensuite à son nez. En trois coups très brefs, il aspira le parfum comme une poudre, l'expira aussitôt et, de la main, s'envoya de l'air frais au visage, puis renifla encore sur le même rythme ternaire et, pour finir, aspira une longue bouffée qu'il relâcha lentement, en s'arrêtant plusieurs fois, comme s'il la laissait glisser sur un long escalier en pente douce. Il jeta le mouchoir sur la table et se laissa retomber sur le dossier de son fauteuil.
Le parfum était ignoblement bon. Ce misérable Pélissier était malheureusement un artiste. Un maître, Dieu nous pardonne, et quand bien même il n'avait pas suivi d'apprentissage ! Baldini eût souhaité que cet Amor et Psyché fût de lui. Cela n'avait pas trace de vulgarité. C'était absolument classique, rond et harmonieux. et pourtant d'une nouveauté fascinante. C'était frais mais pas racoleur. C'était fleuri sans être pâteux. Cela vous avait de la profondeur, une magnifique profondeur, tenace, flamboyante et d'un brun foncé - mais pas surchargée ni grandiloquente pour un sou.
Baldini se leva presque avec déférence et porta le mouchoir à son nez.
"Merveilleux, merveilleux, marmonna-t-il en reniflant avidement. C'est d'un caractère gai, c'est affable, c'est comme une mélodie, ça vous met carrément de belle ... Sottises ! De belle humeur !"
Et il rejeta rageusement le carré de dentelle sur la table, se retourna et alla dans le coin le plus reculé de la pièce, comme s'il avait honte de son enthousiasme.
 
p.189-191 : Description du parfum de la jeune fille rousse. 
Grenouille avait le front couvert de sueur. Il savait que les enfants n'ont pas d'odeur tout comme les boutons de fleurs avant l'éclosion. Mais cette fleur-ci, cette fleur presque fermée encore, derrière son mur, qui venait tout juste d'exhaler ses premières effluves, sans que personne s'en avise à part Grenouille, avait dès maintenant un parfum si prodigieusement céleste, à vous hérisser le poil ! Lorsqu'elle aurait atteint son plein et splendide épanouissement, elle répandrait un parfum comme jamais le monde n'en avait senti. Dès à présent, songeait Grenouille, elle a un odeur plus délicieuse que naguère la jeune fille de la rue des Marais : moins forte, moins volumineuse, mais plus subtile, plus multiforme et en même temps plus naturelle. Or, dans un an ou deux, cette odeur aurait mûri et pris une telle vigueur que nul être humain, homme ou femme, ne pourrait s'y soustraire. Et les gens seraient réduits à merci, désarmés, sans défense, devant le charme de cette jeune fille, et ils ne sauraient pas pourquoi. Et comme ils sont stupides et ne savent se servir de leur nez que pour souffler dedans, mais qu'ils croient tout connaître par les yeux, ils diraient : c'est parce que cette jeune fille possède la beauté, l'élégance et la grâce. Bornés comme ils le sont, ils loueraient ses traits réguliers, sa silhouette svelte et sa poitrine parfaite. Et ils diraient que ses yeux sont comme des émeraudes, et ses dents comme des perles, et ses membres comme de l'ivoire, et Dieu sait encore quelles comparaisons idiotes. Et ils l'éliraient Reine du Jasmin, et elle se laisserait portraiturer par des peintres imbéciles, et on resterait bouche bée devant son portrait, et on dirait que c'est la plus belle femme de France. Et les godelureaux passeraient des nuits à pleurnicher sous sa fenêtre sous accompagnement des mandolines ... et de vieux messieurs gras et riches se traîneraient aux pieds de son père pour mendier sa main. Et les femmes de tout âge soupireraient à sa vue et rêveraient dans leur sommeil d'avoir sa séduction fatale, ne serait-ce qu'une journée. Et tous ignoreraient que ce n'est pas à son aspect qu'ils succombent en vérité , non pas à la prétendue perfection de sa beauté apparente, mais à son incomparable , à son magnifique parfum ! Lui seul le saurait, lui, Grenouille, lui seul. Il le savait déjà ! 
Ah ! Il voulait avoir ce parfum ! Non pas de l'avoir de façon aussi vaine, aussi lourdaude que naguère celui de la jeune fille de la rue des Marais. Celui-là, il n'avait fait que s'en soûler, le détruisant du même coup. Non, le parfum de cette jeune fille derrière le mur, il voulait se l'approprier ; l'ôter d'elle comme une peau et en faire son propre parfum. Comme cela se passerait, il l'ignorait encore. Mais il avait deux ans devant lui pour l'apprendre. Au fond, cela ne pouvait pas être plus difficile que d'extraire el parfum d'une fleur rare.
    
p.202-203 : Les parfums "humains" de Grenouille (et leur influence sur les autres) 
Cette fois, il ne se contenta pas de mélanger à  la hâte des ingrédients pour imiter tant bien que mal l'odeur humaine, il mit son point d'honneur à se pourvoir d'un parfum personnel, ou plutôt d'une quantité de parfums personnels.
D'abord, il se fit un parfum de banalité, un vêtement olfactif gris souris pour tous les jours, où figuraient bien encore l'odeur de fromage aigre propre à l'humanité, mais elle ne se dégageait plus à l'extérieur que comme à travers un épaisse couche de vêtements de lin et de laine enveloppant la peau sèche d'un vieillard. Avec cette odeur, il pourrait commodément se mêler aux hommes. Le parfum était assez fort pour justifier olfactivement l'existence d'une personne, mais trop discret pour gêner qui que ce fût. Du coup, Grenouille n'était pas vraiment présent par l'odeur, et pourtant très humblement justifier d'être là : la position hybride qui lui convenait fort bien, tant dans la maison d'Arnulfi que lorsqu'il avait éventuellement à faire en ville.
En certaines circonstances, à vrai dire, ce parfum modeste se révéla gênant. Quand il avait des courses à faire pour Drouot ou que, pour son propre compte, il voulait acheter chez un marchand un peu de civette ou quelques grains de musc, il pouvait arriver qu'on le remarquât tellement peu qu'on l'oubliait et qu'on ne le servait pas ; ou bien on le voyait, mais on le servait de travers et on le plantait là sans finir de la servir. Pour les cas de ce genre, il s'était composé un parfum un peu plus dru, sentant légèrement la sueur, un peu plus anguleux et encombrant, olfactivement parlant, qui lui donnait un allure plus brusque et faisait croire aux gens qu'il était pressé et avait des affaires urgentes. Il avait aussi une imitation de l'aura seminalis de Druot (reconstituée à s'y tromper par enfleurage d'un drap de lit crasseux, à l'aide d'une pâte faite d’œufs de canard frais et de farine de froment échauffée) qui donnait de bons résultats quand il s'agissait de provoquer un certain degré d'attention.
Un autre parfum de son arsenal était destiné à susciter la pitié et fit ses preuves sur les femmes d'âge moyen et avancé. Il sentait le lait maigre et le bois tendre et propre. Quand il s'en mettait, Grenouille - même s'il était mal rasé, qu'il avait la mine, lugubre et qu'il était enveloppé d'un manteau - faisait l'effet d'un petit garçon pâle dans un pourpoint élimé, et il fallait l'aider. Sur le marché, quand elles flairaient son odeur, les marchandes lui fourraient dans les poches des noix et des poires sèches, parce qu'il avait l'air d'avoir tellement l'air d'avoir faim et d'être désemparé, disaient-elles. Et la femme du boucher, au demeurant une implacable garce, lui permettait de faire son choix parmi les déchets nauséabonds de viande et d'os, et de les emporter gratis, car ce parfum d'innocence faisait vibrer en elle la corde maternelle. Ces déchets, à leur tour, lui fournirent par extraction directe à l'alcool les principaux ingrédients d'une odeur qu'il prit lorsqu'il voulait à tout prix être seul et qu'on s'écarte de lui. Cette composition suscitait autour de lui une atmosphère de vague nausée, une exhalaison putride analogue à celle qui émane au réveil de vieilles bouches mal entretenues. Elle était si efficace que même Druot, pourtant peu délicat, ne pouvait faire autrement que de se détourner e de prendre le large, sans d'ailleurs savoir clairement ce qui l'avait réellement chassé. Et quelques gouttes de ce repellent, lâchées sur le seuil de la cabane, suffisaient pour tenir à l'écart tout intrus, homme ou bête.
Ainsi protégé par diverses odeurs, dont il changeait comme de vêtements selon les nécessités extérieures et qui lui servaient toutes à n'être pas inquiété dans le monde des hommes et à dissimuler sa vraie nature, Grenouille se consacra désormais à sa vraie passion : la subtile chasse aux parfums.

p.208 : Ce qui convenait le mieux pour fixer l'odeur humaine 
La première odeur individuelle, Grenouille se la procura à l'hospice de la Charité. Il s'arrangea pour s'emparer, alors qu'on devait le brûler, du drap d'un compagnon-boursier qui venait de mourir de consomption et qui y avait couché pendant deux mois. Le linge était à ce point imprégné de la crasse de cet ouvrier qu'il en avait absorbé les humeurs aussi bien qu'une pâte d'enfleurage et qu'on pouvait directement le laver à l'alcool. Le résultat fut fantastique : sous le nez de Grenouille, l'ouvrier-boursier, surgissant de l'esprit-de-vin, ressuscita olfactivement d'entre les morts et se mit à flotter là, dans l'espace, défiguré, bien sûr, par cette curieuse méthode de reproduction et par les nombreux miasmes de sa maladie, mais fort reconnaissable par le profil individuel de son odeur : un petit homme de trente ans, blond, le nez épaté, les membres courts, les pieds plats et sentant le fromage, le sexe gonflé, un tempérament bilieux et une mauvais haleine. Il n'était pas joli, olfactivement, cet ouvrier-boursier ; il ne valait pas, comme le petit chien, d'être gardé longtemps. Et cependant Grenouille fit flotter toute une nuit son odeur fantomatique dans sa cabane, le reniflant sans cesse, enchanté et profondément satisfait par le sentiment du pouvoir qu'il avait ainsi sur l'aura d'un autre être humain. Le lendemain, il jeta le liquide.
Il fit encore un autre test, pendant ces journées d'hiver. A une mendiante muette qui errait dans la ville, il donna un franc pour qu'elle porte à même la peau pendant une journée de petits rubans préparés avec divers mélanges de graisses et d'huiles. Il en ressortit que ce qui convenait le mieux pour fixer l'odeur humaine, c'était une combinaison de graisse de rognons d'agneau et de graisse plusieurs fois purifiées de porc et de vache, dans la proportion deux-cinq-trois, plus un petit peu d'huile vierge.
Grenouille s'en tint là. Il renonça à s'emparer complètement de quelque être humain vivant pour le traiter en parfumeur. Cela aurait toujours comporté des risques, sans rien lui apprendre de nouveau. Il savait qu'il maîtrisait désormais les techniques permettant de ravir son odeur à un être humain, et il n'était pas nécessaire qu'il se le prouvât de nouveau.
D'ailleurs, l'odeur humaine en général lui était en soi indifférente. L'odeur humaine, il était capable de l'imiter suffisamment bien avec des produits de remplacement. Ce qu'il désirait, c'était l'odeur de certains êtres humains : à savoir de ces êtres rarissimes qui inspirent l'amour. C'étaient eux ses victimes. 

1 commentaire:

Je a dit…

Définition de consomption ​​​
nom féminin
Amaigrissement et dépérissement, dans une maladie grave et prolongée.

Synonymes de consomption nom féminin
[vieilli] épuisement, affaiblissement, amaigrissement, débilitation, débilité, délabrement, déperdition, dépérissement, étiolement, maigreur, langueur (vieilli)
[vieux] tuberculose, bacillose pulmonaire, maladie de poitrine (vieux), phtisie (vieux)