mercredi 16 octobre 2019

"Ravage", 1943, de Barjavel.



Morceaux choisis

p.40-41 : L'élevage, cette horreur, avait également disparu. Élever, chérir des bêtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c'étaient bien là des mœurs dignes des barbares du XXème siècle. Le « bétail » n'existait plus. La viande était « cultivée » sous la direction de chimistes spécialistes et selon les méthodes, mises au point et industrialisées, du génial précurseur Carel, dont l'immortel cœur de poulet vivait encore au Musée de la Société protectrice des animaux. Le produit de cette fabrication était une viande parfaite, tendre, sans tendons, ni peaux ni graisses, et d'une grande variété de goûts. Non seulement l'industrie offrait au consommateur des viandes au gout de bœuf, de veau, de chevreuil, de faisan, de pigeon, de chardonneret, d'antilope, de girafe, de pied d'éléphant, d'ours, de chamois, de lapin, d'oie, de poulet, de lion et de mille autres variétés, servies en tranches épaisses et saignantes à souhait, mais encore des firmes spécialisées, à l'avant-garde de la gastronomie, produisaient des viandes extraordinaires qui, cuites à l'eau ou grillées, sans autre addition qu'une pincée de sel, rappelaient par leur saveur et leur fumet les préparations les plus fameuses de la cuisine traditionnelle, depuis le simple bœuf miroton jusqu'au civet de lièvre à la royale.

Pour les raffinés, une maison célèbre fabriquait des viandes à goût de fruit ou de confiture, à parfum de fleurs. L'Association chrétienne des abstinents, qui avait pris pour devise : « Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger », possédait sa propre usine. Afin de les aider à éviter le péché de gourmandise, elle y cultivait pour ses membres une viande sans goût.

La Brasserie 13 n'était qu'une succursale de la célèbre usine du bifteck-frites, qui connaissait une grande prospérité. il n'était pas une boucherie parisienne qui ne vendit son plat populaire. Le sous-sol de la Brasserie abritait l'immense bac à sérum où plongeait la « mère », bloc de viande de près de cinq cents tonnes. Un dispositif automatique la taillait en forme de cube, et lui coupait, toutes les heures, une tranche gigantesque sur chaque face. Elle repoussait indéfiniment. Une galerie courait autour du bac. Le dimanche, le bon peuple consommateur était admis à circuler. Il jetait un coup d’œil attendri à la « mère » et remontait à la brasserie en déguster un morceau, garni de graines de soja géant coupées en tranches, et frites à l'huile de houille. La fameuse bière 13, tirée de l'argile, coulait à flots.

p.49 : Tout appartement confortable comprenait, outre la salle de bain, l'assimilateur d'ordures, le chauffage urbain les tapis absorbants, les plafonds lumineux et les murs insonores, une pièce qu'on appelait le Conservatoire. Elle était constituée par de doubles parois de verre entre lesquelles le vide avait été fait. A l'intérieur de cette pièce régnait un froid de [moins] trente degrés. Les familles y conservaient leurs morts, revêtus de leurs habits préférés, installés, debout ou assis, dans des attitudes familières que le froid perpétuait.
Les premiers Conservatoires avaient été construits vers l'an 2000. La plupart d'entre eux contenaient déjà deux générations. Les petits-enfants de l'an 2050 devaient à cette invention de connaitre leurs arrière-grands-pères. Le culte de la famille y gagnait. L'autorité d'un père ne disparaissait plus avec lui. On ne pouvait plus escamoter le défunt dès son dernier soupir. D'un index tendu pour l'éternité, il continuait à montrer à ses enfants le droit chemin.

p.75 : Il n'y avait plus guère de piétons. Une auto s'achetait à crédit, payable en plusieurs années, et les salaires élevés des ouvriers leur permettaient de s'offrir ce luxe et quelques autres. L'usine les tuait à cinquante ans. Mais, au moins, jusque-là, avaient-ils bien vécu.

p.179-181 : L'emblaveuse.
Le hall était une longue galerie d'environ deux cents mètres de long dans l'axe de laquelle était couchée la machine. Celle-ci présentait l'aspect d'un bloc de métal brillant, absolument uni, à peine plus haut qu'une maison de deux étages, couché sur le sol dans toute la longueur de la galerie. Sous la lumière blême de la lune, ses parois brillaient, absolument lisses, sans une ouverture, sans un boulon, sans une courroie, sans un cadran, sans une roue visibles. [...] Sous leurs pieds, s'ouvrait la bouche de la machine. C'était une simple fente horizontale dans laquelle s'engageait un tapis roulant.[...]
Le tapis porte la semence. Chaque grain de blé enfermé dans un alvéole du tapis, le germe en l'air, est baigné dès son entrée dans des trains d'ondes qui le font germe, pousser[...]
Ici, la plante n'avait plus besoin d'aucune nourriture, même liquide. Elle recevait de la machine, sous forme de rayonnements, de l'énergie qu'elle transformait en matière à son profit, à une vitesse prodigieuse. Le vieux processus de photosynthèse, qui avait si longtemps intrigué les savants du XXème siècle, le miracle vieux comme le monde grâce auquel les plantes assimilaient l'énergie solaire, n'était plus, pour les industriels de l'an 2052, qu'un vieux cheval de bois depuis longtemps dépassé.
Dans cette machine du dernier modèle, le blé ne mettait que quelques heures à germer, pousser et mûrir, sans le secours d'un grain de terre, d'une goutte d'eau, ni d'un rayon du soleil. Toujours à l'intérieur de l'engin se faisaient d'une façon continue la moisson, le battage, la mouture, le blutage et la panification. Le grain de blé entré dans l'emblaveuse sortait à l'autre extrémité sous forme de pain frais. Dans le même temps, la machine transformait le son, selon les besoins, en sucre, en pétrole, en briques insonores, en Pernod, en carbone radioactif, ou en divers autres produits. La paille, de son côté, était transformée en laine ultralégère et tissée. Et l'emblaveuse sélectionnait les meilleurs grains de la moisson, qui étaient aussitôt dirigés vers le tapis roulant de l'entrée ...

p.212 : Le carnet de santé, que chaque citoyen recevait à sa naissance, et grâce auquel il lui était impossible d'échapper aux douze vaccinations et vingt-sept piqûres obligatoires, permit de surveiller l'état mental de la communauté et de chacun de ses membres.

p.213 : Une loi institua un examen mental annuel obligatoire pour tout le monde. A la suite de cet examen, chaque printemps, un grand nombre de citoyens passaient au Dépiqueur  [Assis sur une chaise électrique, le patient recevait une série de décharges de courant à haute tension, d'intensité soigneusement calculée]. [...] Ils recevaient une petite secousse qui les repoussait dans le droit chemin de l'homme moyen dont ils tendaient à s'écarter.

p.214-215 : Le rayon d'Oslo.
Un physicien d'Oslo venait de découvrir un nouveau « rayon » [...]
La presse avait longuement parlé de ses travaux. Sans décrire par le détail son appareil, il avait laissé entendre qu'il était constitué par une ampoule à paroi d'or qui contenait un filament d'un métal nouveau obtenu par désintégration partielle et dirigée d'un alliage à base de cuivre. Ce filament qui baignait dans un gaz rare ayant subi un début de désintégration, était traversé par un courant extrêmement puissant. Le savant avait constaté que son appareil émettait alors des rayons auxquels il donna le nom de sa ville natale, et qui possédaient cette particularité d'être assimilables par les organismes malades, qui y puisaient de quoi se guérir.
Il avait ainsi nourri de rayons d'Oslo divers animaux qui avaient été soumis à des contagions ou à des traumatismes. [...] Les os fracturés d'une patte de vache adulte s'étaient soudés en une nuit [...] Les plumes d'une poule avaient repoussé sous ses yeux pour atteindre en deux jours la taille de celles qu'il avait arrachées. [...] Des escargots à la coquille broyée s'en étaient fait une neuve en moins d'une heure. Les plaies d'un chien dont il avait ouvert tous les muscles et le ventre  s'étaient fermées et cicatrisées en quatre-vingt-dix-sept minutes. Une douzaine de harengs avaient vécu trois semaines hors de l'eau et augmenté de poids ... Tout se passait comme si les rayons d'Oslo mettaient à la disposition de l'organisme une quantité considérable d'énergie que celui-ci mobilisait et employait sur les points les plus menacés, avec d'autant plus de rapidité que la menace s'avérait plus grave.

p.296-297 : Les deux principales lois du patriarche François :
- Nul homme ne peut posséder plus de terre qu'il n'en puisse faire le tour à pied du lever au coucher du soleil au plus long jour de l'été.
- interdiction que plus de cinq cents familles habitent le même bourg.

Rien ne se vend dans le monde nouveau qui ne connaît pas le sens du mot « marchand ».

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