samedi 23 janvier 2016

Géométrie des corps célestes

 
– Pourquoi les planètes sont-elles toujours aussi rondes?
– Parce que sinon ce ne seraient pas des planètes! répondis-je, un peu énervé par les questions de ce petit bonhomme. J’avais lu quelque part que seuls les corps en forme de sphère ont droit au titre de planète quand ils tournent autour d’une étoile. Mais comme toujours, il continua comme s’il ne m’avait pas entendu.
– Un monde où la gravité dominerait toutes les autres forces serait trop triste, reprit-il. Jamais elle n’aurait laissé fleurir ma rose ni grandir mon mouton sur ma planète. Elle déteste les formes biscornues. La seule chose qu’elle supporte ce sont des sphères, des horribles boules toute rondes et sans aspérité.
– Elle n’avait pas l’air bien ronde, pourtant ta planète, Petit Prince?
– Oh, non alors! Elle était bien trop petite. Et il partit d’un grand éclat de rire…[1]
Ce n’est que bien plus tard, en fouillant sur internet que je réalisai à quel point il avait raison… Jusque là je croyais que la forme ronde d’une planète venait du fait qu’elle s’était formée à l’état liquide et que la tension de surface y avait agi comme sur une goutte d’eau ou une bulle de savon: pour un volume donné la sphère correspond à la forme de surface (donc de tension) minimale. Pas d’histoire de gravité ou d’effet de taille là-dedans. Mais c’est là bien sûr où mon explication cloche: il suffit de regarder le zoo des corps célestes en fonction de leur taille [2]…

(source ici)
Il y a effectivement un rapport direct entre la taille des corps célestes et leur forme:
– En dessous de cinquante kilomètres toutes les formes sont permises, même les plus étranges.
– Entre cinquante et trois cents kilomètres ce sont des patatoïdes.
– Au-delà de 300 km on ne trouve que des boules.

Quelle est la hauteur des montagnes?
Et puis on s’aperçoit aussi que contrairement à l’intuition, plus la planète est grande, moins ses montagnes sont hautes! Alors que Mars est deux fois plus petite que la Terre, le Mont Olympe fait trois l’altitude de l’Everest. D’accord c’est difficile de parler d’altitude sur une planète où il n’y a pas d’eau. Mais même en tenant compte de la partie immergée des volcans, le recordman terrestre, Mauna Kea (Hawaï) n’arrive qu’à mi-hauteur de son homologue martien:


(source Wikipedia)

Si l’on y réfléchit bien, cette histoire de montagnes est moins paradoxale qu’il n’y paraît. Sur une planète plus petite, la gravité est moindre et les choses peuvent plus facilement monter haut. Une montagne peut s’élever tant que sa base supporte son propre poids. Si elle est trop haute, il s’exerce une telle pression à sa base que celle-ci “fond” et la montagne n’est plus stable. La hauteur maximale d’une montagne est donc celle pour laquelle le poids de la montagne exerce une pression limite sur sa base.
Un petit calcul [3] montre que cette hauteur maximale varie à l’inverse de la taille de la planète:

Une planète deux fois plus petite doit donc avoir des montagnes deux fois plus hautes (si sa composition, sa densité, tout ça sont pareilles): exactement les proportions qu’on observe entre Mars et la Terre! Plus c’est gros, plus c’est rond…

Maintenant que le mystère des montagnes est élucidé, on est en mesure de comprendre la forme des planètes. La gravité attire toute la matière vers le centre de la planète, elle a donc tendance à créer des formes rondes, qui sont les plus compactes qui soient (celles qui minimise la distance entre les points les plus lointains). Mais cette quête de rotondité est sans arrêt perturbée par les chocs avec d’autres corps célestes, l’activité volcanique, l’érosion, etc. La planète n’a une forme de sphère que si elle réduit en poussière toute irrégularité trop grande par rapport à sa propre taille.
Supposons qu’on considère comme sphérique une boule dont les irrégularités de surface ne dépassent pas 50% de son rayon par exemple. On peut réutiliser le petit modèle qu’on a fait plus haut en imposant que hmax = 0,2 x R (la montagne la plus élevée fait 50% du rayon de la planète).
Cela impose que R² soit plus grand que  3Pmax/(0,5 x 4 G²)
En prenant pour Pmaxla pression limite des silicates (10 000 bar soit 109 Pa) et pour ρ une densité moyenne de 3 (soit 3000 kg/m3), on trouve qu’une planète est ronde si son rayon est supérieur à quelques centaines de kilomètres: pile le bon ordre de grandeur alors que le modèle est vraiment très primitif !

Force électrique contre gravitation

Reste à comprendre ce qui se passe en dessous de cette taille critique. Qu’est-ce qui donne sa cohésion à la matière et lui donne des formes stables dans le temps? Écartons déjà les interactions nucléaires fortes ou faibles, qui n’ont d’effet qu’à l’échelle de l’atome (10-9m). Il n’y a que deux candidats sérieux à notre échelle (entre disons 1 cm et 1km): la force de gravité dont on vient de parler, et l’attraction électrique qui « accroche » les molécules les unes aux autres. Ces deux forces décroissent de la même façon avec le carré de la distance. Mais leur différence d’intensité est colossale. On peut pour s’en faire une idée comparer leur effet respectif sur une particule élémentaire comme le proton, servant d’étalon pour l’unité de masse et pour l’unité de charge:
L’attraction gravitationnelle entre deux protons distants de un mètre l’un de l’autre vaut
Fgrav ~ Gm² = 10-10 (10-27)2=10-64N, pas grand chose donc.
A côté de ça, leur répulsion électrique  vaut Felec=q2/4πε ~ 1010(10-19)2= 10-28 N, pas grand chose non plus mais infiniment plus que la force de gravité! Le rapport entre ces deux forces est de 1036, c’est-à-dire à peu près le même qu’entre entre la taille d’un atome (10-10m) et celle de l’univers observable (10 milliards d’années lumière soit 1026m) !
« Unitairement », la gravitation ne pèse donc RIEN (si j’ose m’exprimer ainsi) par rapport aux forces électriques. Mais alors pourquoi la gravitation deviendrait-elle prépondérante sur la force électrique à l’échelle d’une grosse planète? La réponse vient du fait que les forces électriques sont certes très puissantes, mais elles peuvent être soit attractives ou soit répulsives suivant le signe des charges. Dans un morceau de matière électriquement neutre, la force électrique exercée par les milliards d’électrons qui s’y trouvent est certes monstrueuse, mais elle est très exactement compensée par une force inverse, créée par les milliards de protons qui s’y trouvent aussi. Comme deux frères jumeaux très costauds qui tireraient une corde chacun dans un sens opposé. « L’équilibre est si parfait, expliquait Feynman dans une de ses conférences, que lorsque vous vous tenez près de quelqu’un d’autre, vous ne sentez aucune force. S’il y avait un très léger déséquilibre vous le sauriez. Si vous vous teniez à un bras de distance de quelqu’un et que chacun de vous ait un pourcent d’électrons de plus que de protons, la force de répulsion serait incroyable (…) La répulsion serait suffisante pour soulever une masse égale à celle de la Terre entière.” C’est un peu la même histoire que pour la pression atmosphérique, dont on a du mal à croire qu’elle représente une force de 1kg sur chaque cm2 de notre corps.

Échelle arithmétique contre échelle géométrique

Du fait de ces effets de masquage, la force électrique se réduit donc à une portée très locale: elle ne se fait sentir qu’au niveau moléculaire pour accrocher les atomes les uns aux autres. C’est donc elle qui donne sa cohérence aux objets qui nous entourent, à la matière ordinaire. Mais en l’absence d’effet cumulatif, la « force de cohésion » d’origine électrique est indépendante de la taille des objets. La force qu’il faut déployer pour arracher un clou à son support est indépendante des dimensions du mur et il n’est pas plus dur de puiser de l’eau dans un grand lac que dans un petit.
Il en va tout autrement de la force de gravitation car l’attraction gravitationnelle étant toujours attractive, ses effets se cumulent
de façon exponentielle. Certes la force exercée par un proton sur un autre est ridicule, mais si regardons ce qui se passe quand on considère non pas deux mais n protons [4]:
L’énergie de liaison entre deux protons vaut Eij=Gm/rij, rij étant la distance entre les deux.
Il y a n² couples de protons , n(n-1) pour être précis, donc l’énergie globale vaut ∑Eij=n²Gm/r², r étant la distance moyenne entre deux protons. Cette distance moyenne est proportionnelle à r~n1/3 car le volume occupé par les protons est proportionnel à leur nombre.
L’énergie de liaison totale vaut donc ~ n²/n1/3~n5/3, soit un peu moins vite que le carré du nombre de protons dans le système.On n’est pas très habitué aux systèmes non linéaire comme celui-ci, où l’effet n’est pas proportionnel à la cause. Pour vous en donner une idée, prenez une grande feuille de papier et pliez-la en deux, puis encore en deux etc. Sans faire de calcul, à quelle hauteur de papier imaginez-vous que l’on atteindrait au bout de trente pliages? Perso j’aurais dit quelques mètres… et j’étais complètement à côté de la plaque. Au bout de trente pliages, en prenant une feuille de 0,1 mm d’épaisseur, la couche de papier atteint plus de 100km de haut! L’énergie gravitationnelle augmente d’une façon très similaire: insignifiante au départ, elle s’accroît très vite jusqu’à éclipser toutes les autres forces à l’échelle astronomique…
Toutes? Non, bien sûr. Certains grands objets célestes refusent de se soumettre au dictat de la gravitation, même à très grande échelle: une galaxie, par exemple ou le disque de Saturne. Ou bien encore les nébuleuses gigantesques qu’on confond parfois avec des galaxies.
Si le zoo cosmologique conserve autant de diversité dans ses formes c’est qu’à chaque fois d’autres sources d’énergie encore plus colossales que la gravitation parviennent à contrecarrer les effets arrondissant de la gravitation. La force centrifuge, créée par la rotation très rapide des corps en orbite, est suffisamment puissante pour aplatir les galaxies et les disques d’accrétion. Quand aux nébuleuses, c’est une température folle qui agite les molécules de gaz et les empêche de se laisser capturer par l’attraction gravitationnelle. La concurrence est rude dans l’espace !
NB. J’ai utilisé dans ce billet indifféremment le mot de gravité et de gravitation. Grave erreur, mea maxima culpa, mais vous corrigerez de vous-même…

Sources:

[1] Cette image m’a été inspirée par une phrase de Trinh Xuan Thuan (“Le chaos et l’harmonie” ; très bon livre!) que j’ai mis du temps à comprendre:
“A l’échelle des choses de la vie, la force électromagnétique a toujours le dernier mot. Et heureusement pour nous, car un monde où la gravité dominerait serait bien morne et triste: la sphère serait la seule force permise, et les délicats contours d’un pétale de rose, les formes parfaites d’une statue de Rodin, la dentelle de fer de la tour Eiffel nous seraient inconnus”.

[2]  Lineweaver & Norman “The Potato Radius:  a Lower Minimum Size for Dwarf Planets” (2010)

[3] Le calcul est détaillé dans le site sciences.ch et sur le livre “Astronomie et astrophysique: cinq grandes idées pour explorer et comprendre “ de Séguin et Villeneuve

[4] Voir le cours de Roland Lehouq “La masse en astrophysique” (2002) ou la conférence de Lévy-Leblond “Pourquoi les planètes sont rondes” (2002) (…avec l’image du Petit Prince à la fin ;-))


Source : http://webinet.cafe-sciences.org/articles/geometrie-des-corps-celestes/

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