Dans le film de Denis Villeneuve adapté de la saga de Frank Herbert, les Fremen qui peuplent le désert d’Arrakis s’expriment en chakobsa, une langue fictive. Entretien avec ses deux créateurs.
Publié le 04 mars 2024
«Lissan al Gaib ! Lissan al Gaib ! », scande une foule amassée sous un soleil de plomb pour assister à l’arrivée du duc Leto Atréides (Oscar Isaac) et de son fils Paul (Timothée Chalamet). Une interpellation mystérieuse pour qui ne maîtrise pas le « chakobsa », langue parlée par les Fremen, peuple premier retranché dans le désert d’Arrakis, théâtre du premier volet de l’adaptation de la saga Dune par Denis Villeneuve (diffusé ce dimanche sur TF1). Même en tendant l’oreille, difficile de conjecturer l’origine de ce dialecte fait de « r » roulés et de sons gutturaux…
Et pour cause, le chakobsa est une « conlang », pour « constructed language », soit une langue inventée de toutes pièces. Élaborée par les linguistes spécialisés dans la création de langues pour le cinéma et la télévision Jessie et David J. Peterson (également derrière le dothraki de Game of Thrones, ou le trigedasleng des 100), elle s’inspire en partie du vocabulaire développé par Frank Herbert dans ses romans. Explications de son créateur et sa créatrice joints par téléphone.
Partiez-vous d’une page blanche pour imaginer le chakobsa ?
David J. Peterson :
Dans le monde réel, le chakobsa est un dialecte de chasseurs utilisé
dans certaines régions de Géorgie. Pour sa saga de romans, Frank Herbert
n’en a emprunté que le nom. Il a ensuite importé des mots issus de
plusieurs langues qu’il trouvait intéressants, notamment pour les noms
de lieux ou de personnages, comme shai-hulud [« le ver des sables », ndlr], lissan al gaib [« la voix d’ailleurs », ndlr], sietch
[« le point de ralliement », ndlr]. Nous avions pour consigne
d’utiliser ces mots pour construire le chakobsa du film. Nous les avons
agencés et unifiés afin qu’ils aient un sens. Mais sans grammaire, ni
structure, sa langue n’était pas praticable.
Comment crée-t-on une conlang comme le chakobsa ?
Jessie Peterson :
Nous déterminons d’abord les caractéristiques grammaticales et les
structures, en incorporant dans ce cas les éléments du livre. Nous avons
par exemple remarqué qu’il existait des éléments longs, d’autres plus
courts, comme le « al » de lissan al gaib. Pour utiliser ce
morceau, il faut lui imaginer un rôle de connecteur. À ce stade, il faut
aussi développer une base de vocabulaire. Finalement, une fois que nous
prenons connaissance des dialogues, nous les traduisons et développons
le vocabulaire en fonction.
Vous êtes-vous inspirés de langues existantes ?
D.P. :
Une phrase en chakobsa se construit comme suit : verbe, sujet,
complément. Les verbes se déclinent en fonction du sujet. Les noms se
déclinent en fonction de leur ordre grammatical et de leur nombre. Il
existe six cas d’ordres grammaticaux, donc plus qu’en allemand. En
somme, il s’agit d’une langue assez équilibrée. Elle ne compte pas
autant de déclinaisons des verbes qu’en swahili, ni autant de
déclinaisons des noms qu’en finnois. Toutefois, sa structure est plus
complexe que l’anglais ou le mandarin.
J.P. : En général, nous n’essayons pas de faire sonner une conlang comme une langue existante, à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté des scénaristes. Par exemple, pour la série The 100,
dont l’action se situe dans cinq cents ans, le trigedasleng correspond à
un anglais qui pourrait être parlé à cette époque. Pour ce qui est du
chakobsa, il fallait imaginer une langue parlée en 10191. Elle serait en
théorie trop différente pour être reconnaissable. Nous ne voulions donc
pas qu’elle porte en elle des caractéristiques de langues parlées
actuellement.
Nous avons créé près de sept cents mots.
Est-il possible de parler couramment le chakobsa ?
D.P. :
La grammaire est complète mais pas le vocabulaire. Nous avons créé près
de sept cents mots. Le chakobsa se construit en ajoutant des préfixes
et des suffixes à des racines, ce qui permet d’explorer des milliers de
nouveaux mots. Par exemple, shiva signifie « tordre, tourner, plier », shiva-la signifie « s’inquiéter », shiva-fa manipuler, shiva-ra se retourner…
J.P. :
Et puis s’il est théoriquement possible de tenir une conversation en
chakobsa, il s’agit toutefois d’une langue parlée par les Fremen sur
Arrakis en 10191… Il n’existe donc pas de traduction pour « train »,
« ordinateur », etc.
Pour son adaptation, David Lynch n’a pas développé le chakobsa. Pourquoi Villeneuve a-t-il voulu explorer cette langue fremen ?
D.P. : Quand l’adaptation de Lynch est sortie, en 1984, la création de conlang n’était pas répandue dans la fiction. La sortie de Star Trek un
an plus tard [dans lequel on entend le klingon imaginé par Marc Okrand,
ndlr] a constitué un tournant. Désormais, énormément de producteurs,
scénaristes et réalisateurs savent que c’est une possibilité.
Source : https://www.telerama.fr/cinema/dune-quelle-est-cette-langue-parlee-par-les-fremen-0923-7019507.php
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