Qui se cache au juste derrière le nom d'Homère ? Les Anciens, qui ne doutaient pas de son existence, lui consacrèrent de nombreuses biographies, selon lesquelles, Homère
serait mort de désespoir, n'ayant pas su résoudre une énigme que lui
avaient posée des enfants, comme si sa mort symbolisait la vanité de
toute science... Des multiples vies du poète furent écrites, sous le nom
d'Homère, on trouve l'existence d'un mythe poétique
très ancien, remontant probablement à la composition des épopées
elles-mêmes. S'y dessine la figure d'un être faible, aveugle, sans
origine certaine, errant dans toute la Grèce, comme s'il fallait que
l'auteur de l'Iliade et l'Odyssée ne fût d'aucun lieu véritable pour assurer à l'œuvre son universalité.
Ses deux œuvres de légende, L'Iliade et L'Odyssée, ont érigé Homère
en poète suprême. Ce sont deux textes colossaux de la littérature
grecque : presque 16 000 vers pour le premier qui raconte un épisode de
la guerre de Troie et plus de 12 000 vers pour le second qui narre les
aventures d'Ulysse de retour à Ithaque. Ces deux œuvres
ont connu un retentissement majeur dans le monde hellénique de
l'Antiquité. Et depuis plus de 2500 ans, ses vers ont été lus, relus,
commentés, analysés, débattus. Sans jamais perdre de leur mystère. Les
deux épopées se transmirent sans doute à la fois oralement et par écrit,
en entier ou partiellement. D'après la tradition grecque, les Pisistratides,
tyrans d'Athènes au VIe, ont fait fixer par écrit une version complète
des deux œuvres, devenues officielles, qui a servi ensuite de référence
aux poètes alexandrins, celle-là même qui nous a été transmise.
Cependant, les sources prouvent que les épopées, leur composition, de
nombreux vers, étaient depuis longtemps bien connus dans l'ensemble du
monde grec. Mais, au-delà de l'Iliade et de l'Odyssée,
n'a-t-il pas produit bien d'autres poèmes ? Un moment, les Grecs lui en
attribuaient beaucoup puis ils ont eu tendance à élaguer, ne lui
gardant que le meilleur.
Pour certains, c'est un aède surdoué. Homère
aurait lui même assemblé des récits de la tradition orale en les
collectant, en leur donnant une forme, un style, sa manière artistique à
lui, sa tournure. Il aurait été l'alchimiste, mélangeant des hauts
faits et des épisodes, pas forcément contemporains les uns des autres.
Homère fut contemporain de l'époque où les Grecs s'inspirèrent de
l'alphabet phénicien et retrouvèrent un usage de l'écriture qui avait
disparu pendant les âges sombres qui suivirent l'effondrement de
Mycènes. Pour d'autres, les deux épopées sont dues à deux auteurs
différents. Vers le début du VIIIe siècle avant J.-C., cet aède génial,
maîtrisant parfaitement les techniques et le répertoire de la poésie
orale, décida de composer une œuvre d'une ampleur inédite, en
réunissant, recomposant, renouvelant quelques récits du cycle troyen :
ainsi naquit l'Iliade. Quelques décennies plus tard, un autre aède, vraisemblablement, composa l'Odyssée en s'inspirant de l'Iliade, rivalisant avec elle et s'en démarquant clairement sur plusieurs points.
Pour d'autres, l'œuvre qui lui est attribuée a été écrite par différentes mains au fil des années. Le nom même d'Homère ne signifie-t-il pas en grec «l'Assembleur»,
celui qui associe et harmonise différentes traditions poétiques
préexistantes ? Sur la forme, la poésie homérique combine ainsi
plusieurs parlers grecs anciens pour fabriquer une langue artificielle,
que tout le monde peut comprendre sans qu'elle appartienne à quiconque;
sur le fond, l'épopée agrège des blocs entiers de mythes déjà anciens,
qu'elle réorganise de façon monumentale pour un public élargi. Car les
épopées sont de véritables monuments poétiques, à l'instar du fabuleux
bouclier d'Achille, façonné par le dieu forgeron Héphaïstos : l'Iliade et l'Odyssée
furent composées dès l'origine sous la forme d'immenses poèmes, qui
étaient chantés à l'occasion de grandes fêtes rituelles, à Délos et en
Asie mineure. Homêros
signifie donc l'accompagnateur, l'otage, ou encore l'aveugle. Aussi ces
sens semblent-ils éloignés les uns des autres. Chacun contient pourtant
l'idée du lien. L'otage comme monnaie d'échange relie deux parties
opposées l'aveugle – la cécité était une qualité importante chez les
aèdes – comme regard intérieur renvoie à l'invisible; l'accompagnateur,
enfin, relie par son expérience.
Samuel Butler, écrivain anglais, tenta même de démontrer – sans grand succès – qu'Homère était une jeune femme dans The Authoress of the Odyssey en 1897. À la lecture de l'épisode phéacien, Samuel Butler
a soudain l'intuition qu'il lit l'ouvrage d'une jeune femme décrivant
des personnes et des lieux qu'elle connaît. Il en conclut que l'auteur
du poème n'est autre que le modèle historique qui a inspiré le
personnage de Nausicaa, la princesse du royaume
phéacien. N'étant pas universitaire même s'il était un excellent
helléniste, il ne fut pas pris au sérieux. Á l'occasion de la première
traduction en français de l'ouvrage, en 2009, l'universitaire américaine
Lillian Doherty démonte l'argumentation de Butler mais elle insiste sur l'hypothèse d'une tradition poétique orale féminine en Grèce, bien avant Sappho, et sur la possibilité de versions féminines de l'Odyssée. D'ailleurs, cet homme n'est-il pas seulement un nom ? Les Modernes, depuis la Renaissance, ont installé le doute, fait d'Homère un problème qui est devenu un programme scientifique. Et au bout du compte, la majorité des spécialistes pensent maintenant qu'Homère n'a pas existé et qu'il faut le mettre entre guillemets.
Finalement, les savants se demandent toujours si l'Iliade et l'Odyssée
décrivent les sociétés de Mycènes ou celles des âges obscurs qui lui
succédèrent et pendant lesquelles les migrations indo-européennes
amenèrent des guerriers aux longs cheveux blonds dans les archipels de
la mer Egée. Homère est avant tout le nom d'un miracle :
ce moment où l'humanité fixa dans sa mémoire une réflexion sur sa
propre condition. Et après tout, est-ce utile de savoir si Homère
a existé ou pas ? Non. Mais, la question homérique se pose aussi en
termes nouveaux, les premières épopées grecques résultant à la fois d'un
travail collectif et d'une élaboration individuelle. Enfin, qu'il ait
existé ou non, Homère demeure universel. Ses œuvres,
enseignées aux enfants dans tout le monde hellénistique, exerceront une
profonde influence sur les philosophes et les écrivains. De Virgile à Joyce, elles occupent une place majeure dans la culture classique européenne.
Pour aller plus loin, je vous conseille ces lectures :
Pierre Carlier, Homère, Fayard, 1999,
Pierre Judet de La Combe, Homère, Editions Gallimard, 2017,
et https://www.humanite.fr/pierre-judet-de-la-combe-homere-ne-fait-pas-leloge-du-heros-mais-interroge-notre-rapport-au-heros; https://www.franceculture.fr/personne/homere,
https://www.la-croix.com/Culture/TV-Radio/ete-Homere-France-Inter-2017-07-29-1200866396, http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Hom%C3%A8re/124178,
et pour Homère est une femme :
Merci !
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