dimanche 8 décembre 2019

La Route de Dune (2005)

Ce livre réuni par Brian Herbert a le défaut de mélanger beaucoup de textes de Brian (& Kevin) à ceux de son père Frank Herbert mais il y a des documents fascinants.

1 Il y a par exemple quelques extraits (p. 227) sur les origines de Dune : journaliste de la Côte Ouest en 1957, Frank Herbert a tenté de vendre un reportage sur les Dunes du Pacifique et le combat écologique de certaines communautés de l'Orégon contre l'Ensablement et la Désertification (die Wüste wächst) autour de l'embouchure du fleuve Siuslaw (d'où les indigènes siuslaw éponymes ont été chassés). Il mentionne déjà dans son projet le Proche Orient et notamment les projets hydrauliques d'Israël (son premier roman de 1955, Dragon in the Sea, mentionnait aussi les combats futurs sur l'énergie et les hydrocarbures).

Son éditeur a jugé cela peu intéressant et Herbert est passé en quelques années de préparation du documentaire à la fiction (Dune mettra six ans à être achevé). Mais Herbert continuera à devoir exercer la profession de journaliste (et notamment journalisme sur l'éducation), d'enseignant (d'études "interdisciplinaires") et de consultant polyvalent jusqu'en 1972 (donc quand il a 52 ans) quand le succès grandissant de Dune lui permet enfin de devenir écrivain à plein temps.

2 Il y a une note drôle dans la correspondance de Herbert à l'été 1963 (p. 240) sur l'Ontologie du temps où il dialogue avec ses amis Jack Vance et Poul Anderson. Imaginez un dialogue intime et métaphysique entre trois des plus grands génies de la science fiction ! Je regrette que le livre résume la discussion en quelques lignes sans pouvoir la livrer de manière plus étendue.

  Poul Anderson défend la thèse physicaliste ou objective (compatible avec son propre cycle de la Patrouille Temporelle, même s'il y a des nuances à préciser) : l'écoulement subjectif du temps n'est qu'une illusion qui émerge à partir de la réalité physique des mouvements (ou en gros ce que McTaggart appelle "la série-B" d'une relation d'ordre intemporel, Eternisme ou Quadri-dimensionalisme).

  Jack Vance défend la thèse inverse qu'on appelle aujourd'hui en philosophie analytique le Présentisme (ce que McTaggart appelle "la série-A" d'indexicalité du Maintenant) et cela exclut à première vue tout récit de voyage dans le temps (Vance en a-t-il jamais écrit ? Peut-être dans ses nouvelles ?).

Herbert, quant à lui, défend une troisième thèse que je ne comprends pas, qui semble être l'idée que la notion de Vie dépasserait toute relation à l'écoulement du Temps (peut-être plus proche de l'Augustinisme ou du Néo-Platonisme sur l'éternité de l'Âme, que la position présentiste de Vance ?).

3 Enfin, j'apprends que l'éditeur légendaire de SF John W. Campbell, qui avait été enthousiaste pour Dune a ensuite refusé Le Messie de Dune !

John Campbell avait accepté les réticences de Paul face au pouvoir comme une trope dans le roman initiatique du Héros. Cela correspondait bien à ce que l'autre Campbell, le Jungien, Joseph, sans rapport avec le premier, avait appelé l'étape Refusal of the Call dans le Hero's Journey.

Mais dans le Messie, John Campbell comprit soudain qu'il avait été victime d'une erreur d'interprétation ou d'une projection, que la critique de l'Héroïsme et du Pouvoir était bien plus profonde chez Herbert qu'un simple "atermoiement" dilatoire. Dune est une manipulation très réussie car superficiellement, cela peut satisfaire nos habitudes du Voyage héroïque (Héros trahi, Héros vengé, Héro triomphant) mais Herbert détruit en fait toutes nos conventions du Bildungsroman : le Héros se méfie de sa propre destinée en Messie et échoue à l'éviter, son parcours semble être un triomphe ou une réconciliation avec sa destinée mais ce n'est pas le cas. C'est une résignation, c'est en partie un échec à détourner ce destin et même Leto II, dans la seconde trilogie inachevée, mettra des milliers d'années de Tyrannie avant de se libérer et de libérer l'Humanité de son "Despotisme éclairé". Herbert ne veut pas que le Héros se réconcilie avec le Pouvoir (comme le voudrait John Campbell - ou comme Joseph Campbell voudrait que le Héros se réconcilie avec "l'imago de son Père") mais au contraire mettre en garde contre le danger du Héros et de sa recherche du Pouvoir (et cette critique a l'avantage sur Tolkien de ne pas exalter pour autant l'idyllique ou romantique retour à la Nature). Cf. ce qu'il disait sur la corruption pathologique du Pouvoir. Toute sa SF est fascinée par les superhéros et les diverses formes d'Intelligences supérieures mais il a aussi l'avantage d'insérer la critique interne à cette hiérarchisation.

Herbert a eu des tentations jungiennes, paraît-il, et aurait même pratiqué l'analyse avec des Jungiens de Californie dans sa formation, mais dès Dune, il subvertit les conventions "archétypales" de (Joseph) Campbell que George Lucas suivra plus linéairement dans Star Wars.

4 Le génie de Frank Herbert est en partie un mystère. Comment cet écrivain (et enseignant "d'études interdisciplinaires") arrive-t-il à absorber tant de mondes et à synthétiser tant de savoirs exotiques et encyclopédiques ? Comment peut-il inventer la SF écologique, jouer sur des références vraiment SF, tout en faisant référence à des détails de la Gnose soufie (comme "Alam al-Mithal" où se rend Paul) qui n'étaient à cette époque connus que de quelques spécialistes d'Henri Corbin, comme le fait remarquer Christian Jambet ?

Jack Vance avait un talent pour l'anthropologie et Poul Anderson savait certes aussi approfondir ses recherches au-delà de sa propre formation de physicien. L'encyclopédisme d'Asimov donnait parfois moins l'impression d'une maîtrise élégante que chez Herbert, je trouve.

Sourcehttps://anniceris.blogspot.com/2019/11/la-route-de-dune-2005.html

Aucun commentaire: