«Être
emporté en pleine jeunesse par 1914 n'a pas été une expérience moins
abominable qu'en 1939... en 1918, tous mes amis proches, sauf un,
étaient morts.» C'est en ces termes que J.R.R. Tolkien répondait aux critiques qui voyaient dans Le Seigneur des Anneaux une réaction à la Seconde Guerre mondiale.
Après des fiançailles avec Édith Bratt en janvier 1914 et une réussite brillante à ses examens, puis incorporé en 1915 au 11e régiment de fusiliers du Lancashire, le second lieutenant J.R.R.Tolkien
participa en juillet 1916 à la sanglante Bataille de la Somme qui fit
près de 450 000 morts, dont plus de 200 000 Britanniques. Tolkien
commence à composer des récits fantastiques, pour tuer l'ennui et
apporter un peu de réconfort à ses amis, il connaît aussi la boue des
tranchées, se spécialisa dans les transmissions et échappera à la mort, "sauvé"
par la fièvre des tranchées propagée par les poux, qui l'éloignera du
front et le ramènera quelques mois plus tard sain et sauf en Angleterre.
Tolkien est promu au rang de lieutenant à titre temporaire le 6 janvier 1918. Ce fut une période bienheureuse pour le couple ; Ronald se reposait et écrivait en écoutant la musique et le chant d'Edith. Ronald aimait la nature depuis son enfance, et le couple faisait des promenades en campagne où Edith dansait pour son mari, c'est de l'une de ces danses que naquit l'idée de la rencontre de Beren, simple mortel, et de Lúthien, princesse elfe. Cet incident a inspiré le récit de la réunion de Beren et de Lúthien.
Du
cataclysme qui frappa cette génération, de ce désastre individuel et
collectif, Tolkien sut tirer les fondations d'une œuvre certes sombre et
violente, mais aussi empreinte d'espoir, de courage et d'amitié -
autant de valeurs inculquées par la force des choses, au fil de ces
terribles mois. "En 1918, tous mes amis proches, sauf un, étaient morts", écrira l'auteur du Seigneur des Anneaux
des années plus tard. Une épreuve qui ne sera pas sans conséquences sur
sa vie d'écrivain. Ses souvenirs des tranchées, cette terre picarde
triste et lunaire, se retrouveront ensuite dans son œuvre, poèmes puis
romans. La bataille des Cinq Armées du Hobbit sera basée sur les expériences de Tolkien pendant la Grande Guerre. Opérant derrière les lignes à Bouzincourt, Tolkien
a participé aux assauts de la redoute de la Schwaben et du saillant de
Leipzig avant de succomber à la fièvre des tranchées. Sa maladie l'a
sauvé sans aucun doute fait partager le sort cruel de tant de jeunes
hommes courageux aux côtés desquels il a combattu et dans lequel il a
exprimé son affinité. Bien qu'il l'ait nié, l'expérience vécue par Tolkien
d'un conflit sanglant et d'un massacre brutal en France s'est sûrement formé la camaraderie de ses héros alors qu'ils se livraient à la
bataille, prêts à sacrifier leur vie pour une cause en laquelle ils
croient.
Ainsi le territoire de la Tour maléfique du "Seigneur des anneaux"
est inspiré aussi par ces décors gris du front, tout comme la massue
utilisée par les soldats qui deviendra l'arme emblématique de la
trilogie. "Les marais des Morts et les abords du Morannon ont une dette envers le nord de la France après la bataille de la Somme", écrira-t-il. Le «Seigneur des anneaux» raconte le fracas des combats entre d'immenses armées comme l'a connu Tolkien
entre guerre de position et de mouvement. Les hommes et les orques
s'affrontent dans un tourbillon qui rappelle la furie de la première
ligne. Et puis, il y a ce marais traversé par Frodon, le porteur de l'anneau, le marais des morts. Frodon marche sur des cadavres et des squelettes, comme les combattants de la Grande Guerre l'ont fait. On se croirait dans le no man's land, couvert de cratères, pièges d'eau stagnante prêts à se refermer. Comme beaucoup de combattant Frodon
connaît des hallucinations vives et des cauchemars évoquant des
événements traumatiques, l'anxiété et la dépression, un engourdissement
émotionnel et des modifications de la personnalité.
Le mal en Terre du milieu est avant tout industrialisé. Les orques de Sauron sont des ouvriers brutalisés; Saroumane a «un esprit de métal et de roues»; et les paysages inconscients du Mordor et d'Isengard rappellent étrangement le no man's land de 1916. Les Nazgûl, ou les Ringwraiths du Seigneur des Anneaux sont aussi inspirés des soldats de cavalerie allemands de la Première Guerre mondiale,
obscurcis par les brouillards et les vapeurs, et portant des masques à
gaz qui faussaient leur discours en sifflant et reniflant. La Grande Guerre lui vaut aussi de découvrir la camaraderie des tranchées, où s'estompent les classes sociales. Est née chez Tolkien "une profonde sympathie pour le tommy, le simple soldat venu des comtés ruraux". On peut le voir avec l'exemple de Frodon qui voyage avec son fidèle Sam Gamegie. Tolkien l'a expliqué : Sam
est le reflet des combattants qu'il a côtoyés. Des paysans devenus
soldats, ordonnances chargées d'assurer son confort dans ce chaos. Tolkien
a écrit que ces hommes du peuple lui étaient infiniment supérieurs. Ils
ont donné leur vie dans les tranchés. L'écrivain ne les a jamais
oubliés.
Frodon
partage le sort de tant d'anciens combattants qui restent marqués par
des blessures invisibles à leur retour chez eux, des ombres pâles du
peuple qu'ils étaient auparavant, en proie à des souvenirs terrifiants
et à des cauchemars. Il semble également que Sauron a
bouleversé le monde, même s'il a été vaincu. L'innocence et la magie
sont en train de disparaître de la Terre du Milieu, au moment où les
elfes s'en vont, partant pour l'Ouest. Et Tolkien a dû ressentir la même chose à propos de l'Europe au lendemain de la Grande Guerre : quel mal cela a dû être de mener «la guerre pour mettre fin à toutes les guerres», seulement pour devoir envoyer ses fils se battre dans une autre guerre 20 années plus tard.
C'est également à cette époque que Tolkien inventa l'une de ses nombreuses langues "elfiques", le Quenya, inspirée du finnois, du grec et du latin et qui évoluera jusqu'à la publication du "Seigneur des anneaux"
en 1954. C'est au contact des soldats anglais qu'il découvre un argot
qui revisite la langue anglaise, apportant une signification nouvelle à
des mots oubliés. Entouré de ces "orfèvres des mots", Tolkien a une révélation qui changera à jamais sa façon de créer : "C'est
au moment où la Première Guerre m'a rattrapé que j'ai découvert que les
légendes dépendaient de la langue à laquelle elles se rattachent, mais
de la même manière qu'une langue vivante dépend des légendes qu'elle
transmet par tradition."
Récemment La Chute de Gondolin, un récit écrit en 1916 par le père de la fantasy
alors qu'il était en convalescence à l'hôpital (à cause de la fièvre
des tranchées), après avoir survécu à la Somme. La bataille la plus
sanglante du conflit lui a, en partie, inspiré cette histoire (voir
notre hors-série), celle de l'affrontement entre le sombre seigneur Morgoth et Ulmo (le dieu des océans). En parallèle, Tuor, un jeune héros, arrive dans la cité de Gondolin, et se retrouve en plein cœur de la bataille. Dans son ouvrage Tolkien et la Grande Guerre, le spécialiste John Garth décrit ce récit comme étant «la
première feuille de l'arbre imposant des contes de Tolkien. [...] Pour
la première fois, sa mythologie devient ce qu'elle resterait : une
mythologie de conflit entre le bien et le mal.» La vision du champ de bataille est abordée avec la tapisserie épique de Tolkien : les terribles montures de Morgoth
ont des points communs avec les tanks utilisés pour la première fois
pendant la première guerre mondiale, terrifiant les chevaux de la
cavalerie. En décrivant la désolation de la bataille et les corps
mutilés des amis et des ennemis, Tolkien est le témoin de cette morne
dévastation.
"C'est la guerre qui a aiguisé mon goût pour le conte de fées jusqu'à lui donner pleine vie", reconnaîtra-t-il par la suite. Le monde inventé par le mythographe, prélude à une «restauration rédemptrice du sens»,
exprime des aspects du conflit négligés par ses contemporains et
s'enracine dans l'expérience vécue par le jeune philologue d'Oxford dans
la Somme. Les Orques et les Elfes «condensent la cruauté et le
courage qu'il vit à l'œuvre dans les deux camps du conflit, ainsi que
des traits plus généraux de barbarie et de civilisation». Voilà pourquoi la Terre du Milieu nous paraît si étrangement familière.
Pour aller plus loin, je vous conseille ces lectures qui m'ont beaucoup aidé :
John Garth, Tolkien et la Grande Guerre : Au seuil de la Terre du Milieu, Editions Christian Bourgois, 2014,
Merci !
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